15
Bien qu’étroitement emmitouflée dans deux couvertures d’où seul pointait son nez, Shawna tremblait de froid. Toutefois, la peur qu’elle éprouvait lui faisait oublier la nuit glaciale.
La blonde et la fille au bonnet de ski bleu se cachèrent avec Shawna derrière un gros chêne, lorsque quatre jeunes gens – deux garçons et deux filles – s’avancèrent sur la route quasiment déserte qui menait au Gold Pan et qui passait devant la maison de la fillette.
— Allons, observa la fille au bonnet d’une voix aussi imperceptible que la plus légère des brises, ils ne peuvent pas nous voir.
— Nous, peut-être pas, répliqua la blonde, mais cette gamine, elle, est différente.
— Ouais, mais tu sais dans quel état elle se met lorsqu’on s’absente trop longtemps. Et nous nous sommes absentées trop longtemps.
Dans quel état elle se met ? se demanda frénétiquement Shawna. Mais de qui parlent-elles donc ?
La fille au bonnet bleu reprit :
— Je t’avais dit qu’on aurait dû en prendre une dans le restoroute et…
— Déclencher un vent de panique ? Une battue ? Alors qu’on est tous coincés ici à cause de la tempête de neige ?
Les deux couples se lancèrent dans une bataille de boules de neige, puis entreprirent de construire un bonhomme de neige sur le bas-côté. Ils riaient beaucoup en se balançant des vannes, la nuit portant au loin leurs exclamations. Aussi attendirent-elles par mesure de prudence, tandis que Shawna grelottait…
… Et que Byron braquait sa torche sur le semi-remorque que Bill lui avait désigné. Les frères Carsey avaient refusé de lui indiquer la bonne clef. Phil avait déclaré : « Je refuse de t’le dire, parce que je veux pas que tu sois tué. Si tu veux mourir, trouve-la tout seul. » Aussi Byron avait-il essayé les clefs l’une après l’autre jusqu’à ce qu’il tombe sur la bonne. Bill restait invisible dans le noir, à distance respectable de l’ail que Byron avait entassé dans deux petits cartons. Bill avait l’air malade, très malade. On aurait dit qu’il était en train de mourir.
Il est déjà mort, pardi ! songea tout à coup Byron, sans la moindre pointe d’humour.
Et il eut peur comme jamais dans sa vie. Il redoutait de ne pas réussir tout seul, si jamais Bill passait l’arme à gauche… En vérité, il était même certain, dans ce cas, d’échouer.
Une fois qu’il eut relevé le battant fermant la remorque, le faisceau de sa torche troua les ténèbres qui régnaient à l’intérieur. Byron aperçut plusieurs boîtes rectangulaires d’un noir de jais. Des cercueils. Trente, peut-être ou plus. Impeccablement rangés.
— Tuuuuu… Diiieu ! souffla le Noir.
Avec Bill, ils s’étaient mis d’accord sur un point, certes un peu à contrecœur : Byron devait d’abord déposer des gousses d’ail dans les cercueils pour que les filles ne puissent aller se mettre à l’abri dans leur camion au lever du soleil. Après ils iraient expliquer la situation à tout le monde au Gold Pan. Mais dès que les filles auraient compris qu’elles étaient dans le pétrin, elles allaient certainement tenter de se réfugier dans le restoroute. Aussi Byron devait-il éparpiller le restant d’ail tout autour du bâtiment. Encore fallait-il qu’il en reste assez pour que le stratagème soit efficace. En fait, après avoir évalué rapidement ces réserves, ils étaient presque certains qu’il n’y en aurait pas suffisamment. Voilà pourquoi ils avaient aussi décidé de lancer un appel à l’aide aux clients du Gold Pan. Mais ils craignaient que personne ne les croie. Ils allaient devoir affronter quolibets et moqueries, sans parler des camionneurs excédés qui chercheraient la bagarre.
— Qu’y a-t-il ? murmura Bill dans le noir.
— Eh bien… Si tout le monde pouvait voir ça, peut-être qu’on nous écouterait. Des cercueils. Un très grand nombre de cercueils.
Byron hissa les deux cartons d’ail dans la remorque, puis y grimpa à son tour, tout en retirant son revolver de sa poche.
N’importe quel cercueil pouvait être occupé. À cette idée, Byron sentit ses jambes flageoler. Du bout de sa torche, il frappa le couvercle le plus proche, attendit un instant, puis l’ouvrit brusquement.
Ouf ? Vide.
Tout en remettant son arme dans sa poche, il saisit une poignée de gousses d’ail dans un des cartons et l’éparpilla dans le cercueil. Il jeta une deuxième poignée et referma le couvercle.
Bill l’avait prévenu : l’espèce de monstre qui se trouvait dans le deuxième camion pouvait fort bien se rendre compte du manège. Aussi Byron ne cessait-il de jeter des regards craintifs par-dessus son épaule vers le battant relevé. Les sens en alerte, il continua de jeter deux poignées de gousses d’ail dans chaque cercueil. Ensuite, il éparpilla les dernières gousses sur le plancher de la remorque avant de reprendre les deux cartons et de ressortir à toute allure. Il abaissa le battant, sauta au bas du pare-chocs. Avec Bill, ils retournèrent dans le Gold Pan, tout en se demandant si la « Reine » avait senti ce qu’ils venaient de faire.
… En d’autres circonstances, elle s’en serait effectivement rendu compte. Mais à ce moment-là, elle était totalement absorbée par autre chose. La faim la tenaillait.
Dans l’autre remorque, Jon était littéralement engourdi par la peur. Il était incapable de remuer et ne sentait plus ses bras et ses jambes. Il restait recroquevillé, le dos collé contre la paroi de la remorque. Mais il pouvait encore voir et entendre.
Malgré l’obscurité compacte, il discernait en effet un mouvement constant et percevait des bruits de frottement de peau sèche et des cliquetis métalliques. Et puis, la créature faisait avec sa gorge toutes sortes de bruits affreux…
Gargouillements… Sifflements… Marmonnements acerbes dégoulinant de salive.
À un moment, Jon sentit sur son visage le contact des doigts tremblants, comme la caresse de serpents morts. Parfois, elle lui caressait les cheveux, tout en continuant à grommeler, sa voix gargouillant dans sa gorge. On aurait dit du sang en train de bouillir dans un chaudron.
— Petit, peut-être ne serai-je pas capable d’attendre… Sais-tu ce que cela signifie ? Tu es beau. Sais-tu que je sens les battements de ton cœur, sans même te toucher ? Le sais-tu, cela ? Je pourrais arracher ton cœur si rapidement que tu le verrais battre encore. Je pourrais te le donner à manger avant que tu ne perdes conscience. Ton cœur… ton beau cœur qui bat… (Puis, dans un grondement terrifiant, presque un roulement de tonnerre :) Où sont donc ces petites salopes ?
… Silence. Un silence absolu.
Que fait-elle ? songea Jon, affolé. Que fait-elle pour qu’il y ait un tel silence et pourquoi papa n’est pas ici et où sont partis tous les autres et que fait-elle ?
Le silence se prolongeait.
… Pendant ce temps, Jenny prenait sa pause-cigarette et se dirigeait vers le téléphone situé derrière la caisse.
— Il est en panne, annonça la caissière, lorsque Jenny décrocha le combiné.
— Quoi ? Tous ?
— Tous ceux qui sont ici, en tout cas. L’électronique, que veux-tu ! Toute cette merde d’informatique… Tu devrais essayer la cabine qui se trouve dehors, on ne sait jamais.
Jenny roula des yeux, puis se fraya un chemin à travers la foule tout en extirpant de sa poche des pièces de monnaie. Elle ne se donna pas la peine d’aller chercher son manteau.
Dès l’instant où elle se retrouva dans la nuit glaciale, elle se mit à grelotter. Elle plissa les yeux pour lutter contre les piqûres des flocons de neige. Ses doigts, déjà gourds, composèrent un faux numéro et elle poussa un juron. Puis elle entendit une sonnerie à son deuxième essai.
Quatre. Six. Huit.
— Allez, Grace, murmura-t-elle en projetant un nuage de vapeur entre ses dents qui claquaient de froid. Décroche, bon sang !
Douze. Quatorze.
Jenny raccrocha puis, la gorge nouée par l’angoisse, recomposa son numéro.
Toujours pas de réponse.
Mais que fait Grace ? se demanda-t-elle en regardant en direction de sa maison.
— Ô Seigneur ! s’exclama-t-elle en glissant une nouvelle pièce de monnaie dans la fente. Ô Seigneur…
… Dans le restoroute, Bill et Byron rejoignirent Adelle, Doug et les filles qui attendaient dans la boutique. Bill expliqua ce que Byron avait fait.
Doug prit Bill par le bras et l’entraîna jusqu’à un présentoir de Harley-Davidson noires en peluche. Byron leur emboîta le pas.
— Écoute, déclara Doug d’une voix basse et ferme. J’sais pas vraiment ce qui se passe ici, mais s’il s’agit d’une espèce de farce, de canular pour récupérer ta femme, je te traîne illico devant les tribunaux et tu regretteras d’avoir concocté ce plan ridicule.
Bill voulut répondre, mais Byron le précéda :
— Hé, l’ami, si c’est un canular, moi je suis alors le gros con de l’histoire. En plus, j’aurais déjà botté les fesses de ce type s’il avait tenté de semer la pagaille. On préférerait que ce soit un canular, et pour l’instant, on n’a pas le temps de discuter avec toi.
— C’est bon, Byron ! fit Bill d’un ton calme. Doug, écoute-moi. Tout ce que je veux faire, c’est sauver mon fils, O.K. ? Si c’est encore possible. Après, tu ne me reverras plus jamais. Je te le jure.
Alors Doug se radoucit et détourna un instant les yeux.
— C’est que… dit-il, tout cela est si…
— … Ouais, dingue, je sais, coupa Bill. Mais faut faire avec. (Il donna une tape amicale sur l’épaule de Doug et se tourna vers Byron tout en désignant d’un signe de tête le restaurant.) Allons-y !
… Pendant ce temps-là, dehors, la blonde portait Shawna sans le moindre effort, traversant un champ couvert de neige en direction du Gold Pan.
On va t’emmener voir quelqu’un… quelqu’un qui t’aimera bôôôcoup…
… Bôôôcoup…
Le ton de cette fille particulièrement méchant et son faux sourire sur des dents barbouillées de sang faisaient frissonner Shawna encore plus que le froid glacial.
Elles traversaient le champ en diagonale, droit vers le fond du restoroute. Après avoir escaladé deux barrières et franchi les haies entourant le bâtiment, elles pénétrèrent dans le parking réservé aux camions en se faufilant entre les files de véhicules. Puis…
… Tout à coup, la blonde se pétrifia, enfonçant durement ses ongles dans le dos et l’épaule de Shawna.
La fille au bonnet bleu s’effondra sur ses genoux en se tenant la tête à deux mains et se mit à pleurer doucement.
La blonde vacilla sur place, tremblant comme une feuille, puis tomba sur un genou en poussant des espèces de grognements d’animal.
La fille au bonnet bleu sanglotait.
— Elle est en colère, hoqueta la blonde. Nous avons trop lambiné.
— J’te l’avais dit, bon sang. Je t’l’avais dit.
— Boucle-la. Faut se grouiller, voilà tout.
La blonde reprit Shawna dans ses bras et elles repartirent d’un pas plus rapide…
Au même moment, le cœur de Jon se mit à accélérer. La créature fulminait, de plus en plus en colère.
Il la sentait s’agiter dans le noir, l’entrevoyait par intermittence faire les cent pas, percevait le cliquetis des serres. Elle ouvrait et refermait d’un coup sec les mâchoires, et ses crocs faisaient « clac-clac ». Elle effectua soudain un mouvement brusque. Jon sentit alors ses mains se poser sur ses épaules, aperçut la vague silhouette de sa tête juste devant son propre visage et entendit un drôle de bruissement… Comme des draps de cuir que l’on secoue…
La créature caressa son cou, l’éraflant légèrement de ses serres. Puis une langue humide et froide lui lécha la joue, descendit jusqu’à sa gorge, et les lèvres se refermèrent, sucèrent…
— N’aie pas peur, chuchota-t-elle. Tu n’éprouveras pas la moindre douleur. Uniquement un instant d’extrême…
On frappa trois coups à la portière de la remorque et la créature s’écarta brusquement. Le battant se releva en grinçant et une faible lumière perça les ténèbres. Deux jeunes filles montèrent en hésitant. L’une d’elles portait une fillette frêle dans ses bras.
— Nous sommes désolées, dit l’une en abaissant la porte.
— Nous nous sommes dépêchées, ajouta l’autre, mais avec toute cette neige…
La créature se rua vers elles et prit la fillette dans ses bras en grognant :
— Je ne veux pas entendre d’excuses !
Sur ce, elle s’éloigna des deux jeunes filles, restant immobile et silencieuse depuis un long moment, décidée à leur infliger une torture mentale. L’une des filles tomba à genoux en criant de douleur, se tenant la tête à deux mains.
— Ne-ne-non, ne-ne-non ! supplia-t-elle.
— Arrêtez ! gémit l’autre. Si… s’il vous plaît.
— Allumez ! siffla la créature en se tournant Jon, la fillette toujours dans ses bras. Je veux qu’il voie ça. Je veux qu’il voie ce qu’est réellement devenu son père.
Il y eut un cliquetis métallique et une lumière brilla dans le noir.
Jon hurla…
… Au même instant, Jenny reposait avec violence le combiné et se tournait pour observer la nuit piquetée de blanc. Le vent soufflait de plus en plus fort. Des flocons de neige s’accumulèrent sur son visage, tandis qu’elle essayait d’allumer une cigarette en protégeant son briquet d’une main.
Elle devait à tout prix aller chez elle. Il se passait une chose grave.
Arrête ! se dit-elle. Elles sont probablement toutes les deux en train de dormir… Il est presque trois heures trente du matin ; ou bien toutes les lignes ont été bousillées par la tempête de neige. Alors, cesse de paniquer.
Seulement, une affreuse intuition continuait à la harceler.
Même si elles sont couchées, songea Jenny en pénétrant dans le Gold Pan, Grace se serait réveillée et aurait décroché. Et si les lignes sont coupées, il n’y aurait pas eu de sonnerie.
Elle décida de demander une pause assez longue pour pouvoir retourner chez elle. Et même si Dina refusait, elle irait quand même.
Dans le restaurant, la lumière crue des lampes lui fit cligner les yeux. Elle repéra Dina. Près du comptoir, elle s’adressait à l’un des garçons chargés de débarrasser les tables, et faisait grise mine. Jenny inspira à fond, puis s’approcha d’elle.
— … Et si tu mets si longtemps pour faire ça, disait Dina d’une voix calme, je ne vois pas comment tu peux effectuer ton travail correctement. Et franchement, cela me préoccupe. Alors, j’espère que tu n’oublieras pas que je suis préoccupée.
Il fit signe que oui et détala. À ce moment-là, Dina se tourna vers Jenny.
— Écoutez, dit celle-ci, je sais que cela tombe mal, mais j’ai besoin de prendre maintenant une nouvelle pause. Je crois qu’il se passe quelque chose de grave chez moi. Ma petite fille était souffrante hier soir et…
— Cela fait un bout de temps qu’elle est malade, non ?
— Oui, très malade.
— Dans ce cas, il n’est pas inhabituel qu’elle se sente mal, n’est-ce pas ?
— Mais personne ne répond au téléphone.
— Toutes les lignes sont coupées.
— Pas celles des cabines. Cela sonnait chez moi mais je n’ai eu aucune réponse.
Dina fronça les sourcils.
— Mais de quoi exactement souffre votre fille ? s’enquit-elle, en croisant les bras.
Jenny essaya de ne pas fléchir. Dina avait-elle entendu quelque chose ? De qui ? Elle n’avait jamais raconté à personne de quoi souffrait Shawna. Grace était la seule à être au courant. Yreka n’était pas une ville qui brillait par son ouverture d’esprit et Jenny savait que la nouvelle ferait vite le tour de ses habitants. Elle redoutait de perdre en ce cas son travail et elle ne pouvait pas se permettre de se retrouver au chômage. Aussi personne ne savait que le cancer de Shawna était dû à une complication du virus du Sida que sa fille avait contracté lors d’une transfusion sanguine effectuée quand elle était bébé. Elle répondait en conséquence par des demi-vérités aux questions concernant sa fille. Ce qu’elle fit aussi avec Dina :
— Elle a un cancer des os.
— Hum ! Ma foi… essaye de rappeler et si tu n’obtiens toujours pas de réponse, prends quelques minutes pour aller voir ce qui se passe. Mais ! (Dina leva l’index, eut un sourire affecté et plissa légèrement les yeux.) Pointe d’abord. Tu déduiras cette pause de ton temps de travail.
Jenny poussa un soupir de soulagement.
— Merci. Si j’y vais, je vous promets de…
S’il vous plaît, tout le monde, quelques minutes d’attention…
Jenny et Dina sursautèrent toutes les deux et pivotèrent brusquement. Byron était planté au milieu de la salle. Un homme, très pâle et l’air hanté, se tenait à ses côtés.
— Mais bon sang, que fiche-t-il ? murmura Dina.
Le brouhaha des conversations diminua un peu, mais la majorité des clients fit la sourde oreille.
L’homme pâle qui accompagnait Byron voulut prendre la parole mais le Noir lui toucha le bras et fit non de la tête. Puis il glissa une main dans la poche de son manteau, en sortit un pistolet, le pointa en l’air et tira une balle dans le plafond.
Après la vague de surprise qui se propagea dans la salle, le silence retomba. Plus personne ne bougeait.
— O.K., écoutez ! s’égosilla Byron. Nous avons un problème et nous avons besoin de l’aide de tous ceux qui se trouvent dans cette salle, de tous ceux qui se trouvent dans le Gold Pan ! Nous sommes tous coincés ici, n’est-ce pas ? On ne peut plus aller nulle part. L’autoroute est fermée. Des camions ont renversé leur chargement et nous allons tous rester ici pendant un bon bout de temps. Pendant des heures. Peut-être jusqu’au lever du soleil ou plus encore. Maintenant que vous avez bien cela en tête, je veux que vous sachiez que cet homme… (il désigna l’individu à son côté)… m’a appris que nous avons un gros problème à l’extérieur de ce bâtiment. Nous encourons tous un danger très grave. Malheureusement, vous n’allez pas me croire lorsque je vais vous expliquer pourquoi nous sommes en danger. La seule chose que je peux vous dire pour vous convaincre, c’est que je ne provoquerais pas tout ce barouf si ce n’était qu’une blague. Donc écoutez ! Si vous ne… (Il jeta un regard à la ronde, comme s’il avait hésité à propos de ce qu’il allait faire.) A vous de vous débrouiller.
Byron se tourna vers l’homme pâle et lui fit un signe de tête.
Bill sembla réfléchir intensément pendant un moment ; puis il prit encore le temps de soulever ses épaules, comme s’il avait porté un énorme fardeau quand…
… Dina s’avança droit vers Byron, le buste raide, le menton agressif. Elle s’arrêta à deux pas du Noir, inspira un bon coup, tendit une main et déclara posément :
— Byron, donne-moi ton arme. S’il te plaît.
Celui-ci la regarda d’un air incrédule.
— Byron, tu sais que cette conduite te fera perdre ta place ; à moins que tu ne cesses tout de suite.
Le bras tendu, Dina agita les doigts.
Byron se mordilla la lèvre inférieure et écarquilla les yeux.
— Mon boulot, tu peux te le garder ! hurla-t-il. Après ça, mon sale boulot, tu te le gardes ! Je démissionne. Maintenant… (Il braqua son flingue droit sur Dina d’une main tremblante.) Ferme ta gueule !
Dina laissa retomber son bras avec lourdeur contre son flanc et recula de plusieurs pas, bouche grande ouverte.
Se tournant vers la salle, Byron annonça :
— À présent, cet homme va parler et si jamais il y a un cerveau dans vos foutues caboches, vous l’écouterez ! (Se tournant vers son compagnon, il ajouta d’un ton calme :) À toi.
… Pendant ce temps, Jon frémit avec violence dans l’obscurité silencieuse. Il avait soudain besoin d’uriner et cette envie, que sa terreur multipliait, était si intense qu’il redoutait de mouiller son pantalon.
Une fois accoutumé à l’étrange filet de lumière, Jon se rendit compte que la fillette était recroquevillée en boule à côté de lui. Elle le fixait de ses yeux bleu clair grands ouverts, les mains serrées en poings sous son menton.
Mais cette femme-animal tapie devant lui terrorisait Jon avant toute chose. Elle avait des cheveux noirs parsemés de filets gris, tout emmêlés et en broussaille. Quelques mèches folles tombaient sur ses épaules, d’autres à hauteur de sa mâchoire. Ces mèches brillaient, comme si elles avaient été mouillées. Sur son nez plat saillait une arête bosselée, et son visage était strié de rides extrêmement fines. Sa peau avait la couleur du lait dilué dans de l’eau. Elle était si tendue que ses pommettes avaient l’air aussi acérées que les crocs, semblables à deux chandelles de glace jaunâtres qui dépassaient de ses lèvres grises en lame de couteau, retroussées en un rictus. Elle était nue. Des touffes de fins poils gris poussaient sur ses seins ronds, tourbillonnaient autour de ses tétons foncés et dressés en pointe, puis couraient dans la rigole prononcée de sa cage thoracique jusqu’au milieu de son ventre arrondi, pour se perdre ensuite dans le triangle noir et dru qui saillait entre ses jambes musclées, à la chair filandreuse. Des ongles épais et noirs – identiques à ceux recourbés de ses doigts – saillaient de ses orteils poilus et s’effilaient à leur extrémité en une pointe semblable à celle d’un couteau. Mais le pire, ce qui affolait le plus Jon, c’étaient ces espèces de trucs accrochés derrière ses épaules et dressés haut par-dessus sa tête. Deux choses collées l’une contre l’autre et dont la peau noire et dure comme du cuir était aussi ridée que des raisins secs.
Des ailes. Des ailes couvertes de stries et identiques à celles d’une chauve-souris.
La femme-animal reprit la fillette dans ses bras, la souleva à hauteur de ses seins. Puis elle se pencha en avant, ouvrit très grande la bouche, dévoilant ses crocs, le tout sans jamais quitter Jon des yeux.
… Pendant ce temps, Bill s’adressait à la foule agglutinée dans le restaurant.
— Notre problème à présent, dit-il après avoir parlé pendant quelques minutes à une myriade de visages muets et tournés vers lui, c’est de les empêcher d’entrer ici. Je crois savoir comment y parvenir. Elles ne peuvent pas… (Il se tut, faillit dire « nous ne pouvons pas », mais se ravisa. En effet, il n’avait pas expliqué quel était son « état » et il pensait que c’était mieux ainsi.) Elles sont allergiques à l’ail. Nous avons déjà pris une grande quantité d’ail dans la cave. Seulement, nous en avons déjà utilisé une partie et nous ignorons s’il en restera assez pour réaliser ce que nous devons faire.
— Et-et… c’est quoi ? demanda une femme d’un ton timide.
— Nous devons répandre de l’ail tout autour du Gold Pan, surtout autour des portes et des fenêtres. Et cela, pour les obliger à rester dehors.
On entendit un rire fracassant. Bill se tourna vers le comptoir réservé aux camionneurs et aperçut un costaud à la barbe brune en bataille. Tête renversée, il riait aux éclats.
— Des vampires ! s’exclama-t-il d’un ton hilare. On est attaqués par des vampires, c’est ça ? Eh ben, vous avez du pot. Je transporte une cargaison d’ail dans mon camion. Peut-être qu’un autre transporte une cargaison de crucifix !
Quelques tabourets plus loin, un type décharné prit la parole.
— Non, non, ne rigolez pas. J’ai entendu des histoires. Ce n’est pas une blague.
— Mais quelles histoires ? aboya le barbu.
— Des amis. D’autres camionneurs. Au sujet de lézards de nuit qui… les avaient mordus. Tout comme ce gars a raconté. Et elles volent dans les camions. J’ai toujours trouvé ça bizarre, mais…
— Ha ! (Le barbu secoua la tête.) C’est un conte de fées à la con, oui. Ces gonzesses les ont mordus, parce qu’elles leur faisaient perdre la boule pour rigoler, voilà. Et tu ne vas pas me dire…
Le barbu s’arrêta court lorsqu’il vit Byron foncer sur lui. Le saisissant par le cuir, il renversa sa tête en arrière tout en pointant le canon de son pistolet sur sa gorge.
— Tu t’fous de nous avec ton chargement d’ail ? demanda-t-il, dents serrées. T’as un chargement d’ail, ici, dans le parking ?
Le barbu acquiesça comme il pouvait.
— Voilà notre homme, déclara Byron en se tournant vers Bill.
… Au même moment, les yeux de Jon s’emplissaient de larmes.
— S’il vous plaît, chuchota-t-il, ne lui faites pas de mal. Ce n’est qu’une petite fille. S’il vous plaît…
— C’est exactement ce que je veux ! répliqua le monstre, sa bouche frôlant presque le cou de Shawna. Et c’est exactement ce que ton père devra faire pour ne pas mourir. Parce qu’il est comme nous.
Sur ce, elle baissa brusquement la tête et planta ses crocs dans la chair de la petite fille pâle.
Jon déglutit à plusieurs reprises pour ne pas vomir, ferma les yeux mais les rouvrit malgré lui. Il ne parvenait pas à croire ce qu’il était en train de voir.
Du sang dégoulinait de la bouché du monstre, et s’écoulait goutte à goutte sur le cou de la fillette. Celle-ci ne bougeait pas. Yeux vitreux levés au plafond, bouche grande ouverte, sa poitrine se soulevait par saccades. Tandis qu’elle suçait avec ardeur, la femme-animal ondulait comme un serpent. Ses mains frétillaient sur le corps de la fillette, caressant ses cheveux, son visage, ses bras, ses…
… Soudain, le monstre se figea. Elle releva lentement la tête, bouche grande ouverte, laissant tomber du sang sur sa victime. Puis elle s’assit brusquement en tenant toujours la fillette dans ses bras, les poings serrés, ses yeux roulant avec langueur dans leur orbite. Puis, les prunelles dilatées, la bouche toujours grande ouverte…
… Elle hurla. Ses ailes se déployèrent, projetant un souffle brutal de vent. Son hurlement allait crescendo et déchirait l’air comme un rasoir émoussé. Puis elle se leva d’un bond en se tortillant et tourna sur elle-même, bras levés au-dessus de la tête, tandis que son cri atteignait des aigus insupportables.
… La fillette hurla à son tour, mêlant sa voix à l’affreux glapissement à l’instant où le monstre se retournait et…
… Plongeait au fond de la remorque, hurlant de plus belle. Elle se rua comme une furie vers les portières closes. Une fois dehors, et en position de vol plané, ses ailes s’agrandirent encore. Enfin, son hurlement se perdit dans la nuit, alors qu’elle s’éloignait à grands battements d’ailes en produisant un bruit semblable à du cuir que l’on martèle.
Les deux jeunes filles dans la remorque se plaquèrent contre la paroi, l’une debout, l’autre accroupie. Tremblantes, elles fixaient les portières ouvertes, l’œil terrorisé. La blonde s’étreignait les mains. Quant à celle au bonnet bleu, elle demeurait totalement prostrée. Elle semblait avoir complètement oublié la présence de Jon.
Celui-ci se releva lentement en surveillant les deux jeunes filles. Elles continuaient à fixer les portes ouvertes. Il se retourna, sortit rapidement de la remorque, puis courut dans la nuit noire.
Un instant plus tard, les deux filles échangeaient un regard stupéfait.
— Merde ! siffla la blonde.
Elles sautèrent toutes deux hors du camion, pour se ruer à la poursuite de l’adolescent…